
Merci à Brin de Pep’s pour cet article !
« Ce qui repose l’âme, nous dit Saint Thomas dans sa Somme Théologique (Ha, IIae — Question 168, article 2), c’est le plaisir. Il faut donc remédier à sa fatigue en lui accordant quelque plaisir qui interrompe l’application de l’esprit… les paroles et actions, dont l’unique objet est de réjouir l’âme, ce sont les plaisanteries et les jeux. Il est donc nécessaire d’en user de temps en temps pour donner à son âme un certain repos. Comme dit Aristote : « Dans la vie il faut un certain repos et il nous faut pour le repos même des distractions qui nous amusent ». Et voici la conclusion de Saint Thomas : le jeu par lui-même n’est pas ordonné à une fin, mais le plaisir qu’on y trouve est ordonné à la récréation et au repos de l’âme, c’est ce qui permet d’en user avec modération ». Le but des loisirs est donc d’assurer une détente à l’âme, un repos à l’esprit, ce qui suppose que l’esprit est fatigué parce qu’il s’est appliqué. En est-il toujours ainsi ? En quoi consistent généralement les loisirs ? En quoi devraient-ils consister ? C’est ce que nous allons essayer d’envisager ensemble.
« N’avez-vous jamais été frappés de voir, au moment des vacances, ce qu’a de violent et d’éperdu la fuite des gens des villes vers la campagne ? Ce n’est pas le départ heureux et léger de personnes qui vont se distraire et se délasser ; c’est un mouvement presque furieux » écrit Abel Bonnard.
Les loisirs, nous dit encore Abel Bonnard : c’est la permission d’être soi-même. Il exerce sur l’homme cultivé la même excitation que le silence sur un musicien : il l’invite à se faire entendre sa propre harmonie. Il vaut ainsi, pour chacun de nous, ce que nous valons. Il n’a rien de commun avec l’inertie : il nous ouvre la porte d’un travail nouveau, aérien et sans poids, d’un labeur qui ne relève que de notre choix, et qui est au labeur vulgaire ce que la danse est à la marche. Cette activité arbitraire et indépendante se confond avec le jeu, si l’on prend bien garde que le jeu n’est pas la dépense la plus vaine de nos facultés, mais seulement la plus libre, et parfois la plus profonde. Ce que le loisir nous permet, ce peut être la plus belle lecture, la méditation la plus soutenue, la rêverie la plus sinueuse. L’essentiel est que nous soyons ainsi tirés de notre fonction, pour être rendus à notre nature.
(…)Une belle vie est divisée en deux parts, elle vaut autant par ce qu’elle a de laborieux que par ce qu’elle garde de libéral, par l’effort qu’elle impose que par le loisir qu’elle permet. C’est dans ces moments de liberté qu’un homme se cultive, s’augmente, s’accomplit, se rattache aux plus hautes œuvres des hommes. Si ces loisirs manquent, le plafond de la vie s’abaisse sur toutes les têtes. En voyant tant de nos contemporains, parmi les meilleurs, astreints à besogner sans répit, ne s’interrompre que pour aller chercher dans le sommeil la force de recommencer le lendemain, on se dit qu’un pareil fait n’a qu’un nom, c’est le rétablissement de l’esclavage. » (25 juillet 1931)
Car pour rendre possibles ces hautes occupations de l’oisiveté, plusieurs conditions sont nécessaires. Il faut d’abord que l’homme arrive au loisir avant d’être abattu par la fatigue, sans quoi il n’est plus capable de ces plaisirs actifs où tout son être renaît. Je sais des hommes qui, quoique affreusement occupés, continuent d’aimer chèrement les lettres. Ils se proposent sans cesse d’y revenir ; mais quand, après une journée épuisante, ils voient enfin s’ouvrir une heure dont l’emploi ne leur soit pas imposé d’avance, ils y arrivent avec une âme si fanée par la lassitude du corps qu’ils ne se sentent ni dignes ni capables du noble plaisir qu’ils voulaient se donner, et s’ils lisent alors, c’est quelque livre médiocre et choisi pour cette raison. Ainsi des hommes d’élite déchoient insensiblement ; ainsi se consomme par mille cas particuliers un abaissement général.
Si, au contraire, des hommes se trouvent assez heureux pour avoir plus de temps à eux, encore faut-il qu’ils soient assez cultivés pour le bien remplir. Il en est beaucoup qu’une heure de loisir intimide comme un instrument posé devant eux et dont ils ne sauraient pas jouer. Incapables de se créer du plaisir, ils vont en chercher où l’on en vend. Ils fuient leur maison parce qu’ils s’y retrouvent. Même en troupe, ils se croient condamnés à mourir d’ennui s’ils restent entre eux, livrés à eux seuls : il n’y a pas de plus grand aveu. Il faut certes louer le travail, mais de sorte que cette louange trop épaisse ne serve pas à proscrire une activité plus subtile. Sans le travail, un homme ne peut se connaître, mais sans le loisir, il ne peut s’accomplir. (31 mai 1933)
« Tout homme doit avoir une moitié de sa vie qui ne soit qu’à lui, non pas pour s’y enfermer dans l’isolement avide et sinistre de l’individu, mais pour la dédier à ce qu’il aime, à des êtres qu’il a choisis, à une famille, à un groupe humain — social ou religieux — à un travail qu’il préfère (revenir sur son métier pour en faire un art), à une oisiveté, une paresse où il laisse son âme chanter ».
Et écoutons maintenant Saint Thomas à travers Monsieur Marcel de Corte :
« Dans les jeux, on pratiquera la vertu qu’Aristote appelle eutrapélie et que nous pourrions traduire par enjouement ou gaieté. Le repos de l’âme, c’est le plaisir, et les divertissements ou récréations doivent intervenir de temps à autre pour donner à l’âme un certain repos. Cette vertu d’eutrapélie empêche également l’homme de manquer de mesure dans les délassements auxquels il se livre et qui peuvent excéder les proportions raisonnables, ce qui ne veut pas dire qu’il faille se comporter d’une manière morose et comme un rustre dans les réjouissances nécessaires qu’impose la vie en société. »
Et pour terminer je vous livre ces lignes extraites d’un ancien article de Monsieur l’Abbé V.A. Berto, paru dans le N° 255 de la Revue Itinéraires de Juillet-Août 1981, intitulé Eutrapélie vertu de la récréation.
Eutrapélie ? Eutrapélie. Je dis, ou plutôt je répète : Eutrapélie. Oh ! ce n’est pas une de ces Dames souveraines, les vertus théologales, ni même une de ces graves dames d’honneur, les vertus cardinales ; c’est une bonne petite vertu toute simple, toute serviable, une soubrette de vertu. Elle ne fait pas beaucoup parler d’elle, les chaires ne retentissent pas de son nom, ignoré même de la plupart de ceux qui l’emploient. Mais se priver de ses soins discrets et anonymes, c’est ce qui ne se peut aucunement. On n’est pas de fer ! Dans notre corps, tout n’est pas fait de ces tissus distingués, de ces tissus éminents et hautement qualifiés que sont les nerfs, les muscles ou ce beau tissu liquide qu’est le sang. Il faut une espèce de « colle » pour que tout cela ne se défasse pas. La « colle » c’est ce roturier, ce plébéien, ce prolétaire tissu que les savants appellent « conjonctif », ma foi parce qu’il sert à conjoindre les autres. Il ne sert qu’à cela, mais les autres se disjoindraient sans lui.
Eutrapélie (ce n’est pas de sa faute si elle a un nom grognon, c’est comme une petite fille aux joues de pomme qui s’appellerait Le Pâle de son nom de famille ; du reste son parrain Aristote parlait grec et Eutrapélie c’est très beau en grec), Eutrapélie donc, c’est la vertu « conjonctive ». Entre deux exercices de grandes vertus, de vertus nobles, elle « fait le joint », elle avertit en souriant qu’on peut souffler, elle donne le sens et la mesure de la récréation légitime ; elle est, pour changer de comparaison, elle est le brave sergent fourrier, pas trop militaire malgré l’uniforme qui signe la permission de détente.
Voilà l’éloge d’Eutrapélie au vilain nom, aux bons offices. Elle fait que le repos même est pris selon Dieu.
— Quelle chose étrange qu’il y ait une vertu pour le repos !
— Et quelle chose absurde qu’il n’y en eût point ! Est-ce qu’un instant de la vie humaine peut être soustrait au domaine universel de Dieu ? Est-ce que son regard omniscient peut ne plus nous voir quand nous nous amusons ? Est-ce que sa présence peut cesser ? C’est nous qui cesserions d’être.
Saint Pierre trouve les païens par trop sots de ne pas croire à celui en qui ils subsistent, comme des gens qui ne croiraient pas à la terre sur laquelle ils posent les pieds. On a beau faire, on ne s’absente pas de Dieu ; on ne peut pas l’empêcher d’être là. Nous lui devons l’hommage de notre repos, tout autant et pour les mêmes raisons que celui de notre labeur.
Nul moyen de se passer d’Eutrapélie. Ce n’est pas que cette simple fille veuille faire son importante, mais il faut qu’elle joue son bout de rôle, puisque nous ne pouvons pas plus nous divertir que travailler hors de Dieu.»
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